052 – Nouvelle rédigée dans le cadre du concours de la revue « Psychologie » sur le sujet: « Enfin libre » (non gagnant parmi 500 textes postés).

Enfin libre!

(Concours de nouvelles – revue psychologie – novembre 2020)

Lucien Beaujour fut un enfant discret, calme et obéissant. Sa scolarité linéaire et sans aspérité fit de lui un élève ni bon ni mauvais. Il satisfit aux exigences minimales sans réel désir de briller, et ce, jusqu’à l’obtention du cycle secondaire supérieur, ce que son père lui enjoignit d’atteindre à tout le moins, considérant sans doute que sa progéniture n’était pas équipée afin d’en espérer davantage. Un père placide mais rigoriste et conservateur qui n’encouragea pas le dialogue avec son fils. Une attitude éducative qui ne favorisa pas la socialisation du jeune homme.

« Lulu », diminutif dont l’avait, sans originalité, affublé son paternel dès le plus jeune âge, aimait déambuler dans le grand cimetière juché sur une des collines ceignant sa cité natale. Lisant les patronymes gravés sur les stèles en granit, le plus souvent, les dates de naissance et de décès lui permettant de déterminer leur âge respectif, ainsi que les épitaphes diverses et variées rendant hommage à des êtres chers qui avaient certainement dû jouir de ce statut honoraire dès leur trépas…

Lucien se rendait compte depuis longtemps, de sa courte expérience personnelle, que ce statut semblait rarement dédié aux vivants. Il avait constaté qu’on leur serinait toute la durée de leur vie tellurique les codes, obligations matérielles et morales dont la bienséance et une certaine bien-pensance à défaut de quoi l’accession au prétendu paradis s’en trouverait entravée, thèse qu’il était bien entendu impossible de vérifier de manière empirique… En cela résidait sans doute la propension de « Lulu » à préférer les défunts aux vivants, tant il pouvait imaginer lui-même les propos qu’ils auraient exprimés s’ils en avaient été capables d’où ils évoluaient de l’autre côté, si il en existe un, ce dont il était convaincu.

Evoluant entre les sépultures, Lucien perçut le son de plusieurs voix dont l’une d’entre elles émit des onomatopées évoquant une sorte de dégoût, immédiatement suivie de quelques éclats de rires étouffés. Interloqué, le jeune homme se dirigea discrètement et avec curiosité dans la direction d’où émanait cette petite agitation… Dissimulé à l’abri d’un monument majestueux et probablement érigé par une famille plus nantie que les autres, il constata la présence d’un petit attroupement aux abords d’une pierre tombale dont le couvercle venait d’être descellé et le cercueil exhumé à même le sol en graviers rouge. Un ouvrier communal était penché au-dessus de la bière dépourvue de son couvercle en bois rongé par le temps. Un employé sapé en tenue de ville rendait compte à un autre homme vêtu, celui-là, d’un costume noir et dont la cravate était légèrement dénouée pour faciliter sa respiration saccadée par l’émoi dont il paraissait témoigner devant les restes humains contenus dans la « boîte » funéraire standardisée…

« Lulu », se penchant davantage de derrière sa cachette improvisée afin de mieux voir la scène dont il était le témoin inopiné, fit un pas de côté, ce qui attira l’attention de l’employé en tenue de ville et qui tenait dans ses mains un registre.

  • Mais que fais-tu donc là, chenapan!? – lui assigna-t-il sur un ton faussement sévère.
  • Euh! Pardon monsieur, je ne voulais pas vous… Enfin, je n’étais pas là pour… Euh…
  • Quel drôle d’endroit pour un gamin de dix-huit ans, tout seul! Ce n’est pas un terrain de jeu, ici! – scanda l’homme.
  • Mais, je ne joue pas, monsieur, je vous assure… Je viens souvent ici… Je ne voulais pas vous déranger, soyez-en sûr! – implora « Lulu »…
  • Approche, mon garçon, tu ne peux mal…

Lucien s’approcha timidement des trois hommes, lesquels semblaient profiter de cet interlude pour distraire leur attention de la scène morbide qui les occupaient séant. L’ouvrier s’alluma une cigarette, accoudé sur sa pelle, l’homme en costume noir prenant des photographies des restes humains dont l’odeur putride parvint aux narines de Lucien qui se masqua le nez de sa paume droite, plissant les yeux en signe de répulsion.

  • Veux-tu voir à quoi ressemble un être humain, longtemps après sa mort, jeune aventurier curieux?!

« Lulu » ne savait pas trop pourquoi, mais il ne pouvait résister à cette macabre vision qu’il jugeait fascinante et instructive. Grimpant sur la stèle voisine pour se donner un meilleur angle de vue, il hissa son cou le plus possible, comme pour apercevoir sans trop approcher… L’esquisse d’un corps humain saponifié mais gluant imprima un souvenir indélébile dans l’esprit du jeune aventurier qui commençait à regretter sérieusement de s’être trouvé en ces lieux.

L’employé communal d’ajouter:

  • Haha! Alors, toujours envie d’arpenter les cimetières, mon garçon?! Tu ferais mieux de déguerpir et d’aller jouer avec les jeunes de ton âge, nom d’un chien!

Lucien, apeuré, quitta les lieux en trottinant par l’itinéraire qu’il avait emprunté précédemment, sans se retourner, oyant les ricanements des hommes dont il avait été témoin de la singulière activité. Cette vision d’horreur remettait en question tous ses préceptes sur l’au-delà qu’il venait maintenant d’associer à du dégoût. Dans sa précipitation, il trébucha à l’angle d’une des allées du cimetière et s’étala de tout son long, s’immobilisant le regard posé sur une stèle gravée en ces mots: « Je suis passé de l’autre côté, ici demeure mon corps mais mon âme s’en est allée se dissoudre dans l’univers ».

« Lulu » pensa qu’après que l’âme se dissolve dans l’univers, le corps se dissout dans la terre, de toute évidence, mais si l’âme n’y réside plus, alors le corps n’est qu’un déchet, une dépouille, en somme. Il relativisa les évènements et reprit espoir.

  • Très bien – pensa-t-il – donc, voilà tout ce qui restera de moi à la fin de ma vie, quelle qu’en soit la durée… Dès lors, il n’est plus question que je me cache derrière quoi que ce soit ni qui que ce soit… On s’est fichu de moi…

Je veux vivre et m’exprimer, sans vergogne, je veux exister, j’en fais le serment!

Enfin libre!

Vincent Poitier,

« Le Pensiologue »

16 novembre 2020

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