S’il est un homme qui peut intervenir lorsque vos godasse commencent à vous casser les pieds, il s’agit bien de Ayhan, que ma compagne Laurence a baptisé depuis quelques années « Docteur chaussures… »
Son « cabinet » est établi à quelques mètres de l’accès à la Place Verte, et de la rue du Coq, sur la rive droite de Huy. L’espace est réduit, et il n’existe pas de salle d’attente… Ayhan ne traite pas les urgences, même s’il est souvent en mesure de rendre vie à vos pompes en cuir ou à tout le moins, si vous versez une petite larme émue, de leurs prolonger la vie de quelques mois, lorsque le diagnostic est sévère…
Son comptoir de soins est le guichet des inscriptions ainsi que le lieu du premier examen visuel avant d’envisager une intervention… Derrière Ayhan, dans l’arrière boutique, ronronne quasi en permanence la finisseuse qui constitue le centre névralgique de la salle d’opérations…

La « finisseuse »
Une kyrielle de chaussures et de bottes patientent sagement sur tous les types de supports disponibles dans l’espace réduit mais dont le taux d’occupation est optimisé. Certaines de ces chaussures ou souliers semblent affaissés sur eux-mêmes sous le poids des années et les déformations orthopédiques de leurs propriétaires… Ridées, craquelées par les intempéries, pelées par le soleil, les godasses attendent sagement leur cure de jouvence, assistant sagement à chaque traitement prodigué par le « docteur » au cache-poussière grisâtre qui lui confère, outre une protection contre les impuretés, un air de scientifique…
Mais Ayhan ne semelle pas que des pompes, il examine les sacs à main des dames, les bracelets-montre, et objets divers en cuir dont il concède qu’ils méritent son attention…
Le 25 juin 2020 vers 10.00 heures, jour de notre entretien de 40 minutes avec Ayhan, au sein de son atelier, pas moins de sept ou huit personnes ont « défilé » devant lui, souvent pour prendre possession de leur produit réparé… Tous avaient le sourire…
Paraissant participer à une forme de contre-système, ce lieu et son personnage luttent passivement contre la mondialisation et l’évolution technologique moderne… Sobre, sans fioriture, l’atelier du « docteur des chaussures » ne revendique qu’accueil chaleureux, travail, proximité, humilité et bienveillance…
Quittant la rue, gravissant les trois marches du seuil afin de gagner le comptoir, le temps ralentit, et Ayhan vous sourit et vous salue, vous affublant de votre prénom car il vous reconnaît, s’il vous a déjà reçu précédemment… Ce sentiment de proximité, amplifié par le cadre de la petite rue piétonne du centre ville hutois, vous invite au coeur d’un village, d’une communauté humaine, et personnellement, une forme de nostalgie me gagne… On a envie d’aller juste saluer l’homme, pour ce qu’il est, pour ce qu’il représente… On a envie de fouiller l’armoire à chaussure, en quête d’une d’entre elles qui présenterait quelques signes de fatigue, prétexte à la visite chez le « docteur », pour rencontrer le « docteur… »
Nos chaussures, nos compagnes fidèles, choisies avec coeur initialement dans un lieu de distribution commerciale, issues quelques fois de grandes productions industrielles, prenant vie au fil de nos pas, au fils des mois, des ans… Elles souffrent, bravent les intempéries, les chaos du sol, du manque d’entretien aussi… C’est alors qu’au lieu de les abandonner à une mort certaine, il est possible de les soumettre à un diagnostic, celui d’Ayhan…
L’homme de l’Art a 48 ans, vit à Liège, où il a commencé à travailler en 1986 pour un patron en qualité d’apprenti, alors qu’il est à l’école secondaire technique en 4ème année de qualification option « tourneur/fraiseur ». Il a donc 14 ans à l’époque et fait la connaissance d’un cordonnier liégeois pour qui il effectue régulièrement quelques courses dans le cadre de l’activité professionnelle. Rapidement, il se voit proposer de travailler sous contrat d’apprentissage pour ce patron indépendant qui l’engagera plus tard et pour qui il oeuvrera jusqu’à l’âge de trente ans.
L’apprenti est devenu un artisan confirmé et expérimenté qui souhaite « voler » de ses propres ailes. Un artisan cordonnier remet son commerce hutois en 2002, commerce repris par Ayhan depuis maintenant 18 ans, sans coup férir…
Ayhan est un homme discret, mais il accepte volontiers de répondre à quelques unes de mes questions, levant un voile de son histoire… Il me raconte deux anecdotes, entre deux clients:
« Un jour, une dame d’une soixantaine d’années se présente à moi munie d’une paire de chaussures blanches usagées que lui avait données une amie. Elle voulait que je les teigne en noir. Ces vieilles chaussures étaient toutes pelées, alors j’ai préféré suggérer à cette brave dame de les porter quelques jours afin de savoir si elles lui convenaient avant de tenter l’opération. Elle est revenue peu de temps plus tard au magasin me remercier de mon conseil car les chaussures n’avaient pas résisté, elles étaient « foutues ». Je n’ai donc pas réalisé le travail demandé mais j’ai satisfait cette personne, ce qui est plus important pour moi… »
« Un homme m’apporta une housse en cuir pour sa carabine, à laquelle il souhaitait une nouvelle fermeture éclair. Pensant me faire gagner du temps, il avait démonté la ‘tirette’ d’origine. J’ai de suite constaté qu’il suffisait de placer un nouveau ‘curseur’ pour que la fermeture fonctionne. Je lui ai suggéré de placer une nouvelle ‘tirette’, tant qu’à faire le travail, pour que le tout résiste le plus longtemps possible et ne pas prendre le risque de devoir re-démonter l’ancienne plus tard… »
Personnellement, je suis l’heureux propriétaire d’une paire de « combat-shoes » obtenue en 1993 par l’armée belge lors de mes deux années d’armée en Allemagne (FBA)… Croyez-le ou non, je les porte toujours lors de randonnées ou de travaux de jardinage, et je le dois en partie au « docteur chaussures… » Ces bottines, c’est une part de mon histoire de vie, et Ayhan le sait, il le sent à la manière dont je les lui confie lorsque je les dépose sur son comptoir… Alors il me dit: « A dans huit jours, alors, Vincent! Et bonjour à Laurence! » Et je prends congé de lui le coeur léger et le sourire aux lèvres, satisfait de participer à une économie locale, représentée pour l’heure par un homme qui travaille de ses mains sur mes protections podologiques en cuir naturel…
Une fois encore, je me dois de préciser à mes lecteurs que le but de ma démarche n’est en rien une promotion commerciale, mais est bien de mettre en avant des personnes, des êtres humains, de qui émane une âme dont l’aura rayonne sur celle de ses semblables…
Je dois vous laisser à présent, je vais fouiller mon placard à chaussures en quête d’un patient potentiel pour Ayhan… Peut-être même que je lui apporterai un café, juste pour le plaisir…
Merci Ayhan, pour ton sourire, ta bienveillance,
Merci pour les chaussures,
Bonne route, docteur…
Vincent Poitier, alias « le Pensiologue »,
26 juin 2020